Déjà 30 ans que je suis amoureuse, je n’arrive pas à y croire …
C’était l’été 1986 … je m’en souviens comme si c’était hier. A l’arrière de la Renault 5 de mon père, j’apercevais les panneaux égrenant les kilomètres qui me séparaient de toi. Je flottais, perdue dans un vide composé d’une urgence, celle de quitter une fiancée ronronnante en bord de Meuse pour partir à la conquête d’une maîtresse à l’aura mystérieuse. L’autoroute, le ring, une chaussée interminable, un canal, des trams, des bus, … une tour … celle du campus de l’école où j’allais passer quelques années de ma jeune vie. Un lieu à deux pas de La Roue, celle de mon destin, un quartier aux confins de ton cœur vibrant qui exhalait le parfum de ton essence.
Chaque matin, chaque soir, je faisais le grand écart comme une danseuse folle entre le quartier cossu où je vivais, hébergée dans l’appartement coquet d’un cousin, et l’ambiance semi-campagnarde du bord du canal où se trouvait mon école.
Entre les deux, plus d’une heure de trajet. Le temps de m’imprégner des multiples mondes qui s’offraient à mes yeux.
Le bus dévalait les rues de tes faubourgs verdoyants et déversait son lot de cols blancs aux abords d’une gare encombrée, souillée par le va-et-vient quotidien des navetteurs qui se dispersaient dans un méli-mélo de trams, de bus et de trains. Les parfums des cadres et hauts fonctionnaires s’évaporaient tandis qu’ils couraient rejoindre leur bureau rassurant au 20ème étage d’une tour imposante d’importance, de laideur et de puissance.
C’est l’odeur entêtante du chocolat de l’usine Côte d’Or qui m’indiquait que j’étais au mitan de mon trajet. J’avais sauté dans le 103, et saluais au passage Tintin et son fidèle Milou. Le tram se remplissait d’un mélange bigarré de banlieusards, de Bruxellois et d’immigrés. Ça causait, en flamand, en arabe, en portugais, en turc ou en français. On cédait sa place aux femmes et aux enfants, on casait les sacs du marché remplis de victuailles sous les sièges. Des effluves de pain frais, de menthe, de persil plat, de coriandre parfumaient l’espace exigu du véhicule envahi par cette marée humaine.
Malgré la promiscuité, j’arrivais à me laisser bercer par le roulis du tram et la joie communicative qui jaillissait de ces improbables conversations, de ces échanges entre humains venus de nulle part, qui se serraient un peu plus sur une banquette pour faire place à l’autre… J’étais loin de la bourgeoisie figée de ma douce province, de son indifférence glacée à chacune de mes tentatives d’établir le moindre petit contact un chouïa plus chaleureux…
Empreinte de cette joyeuse humanité, tu déposais le monde à mes pieds dans quelques milliers de kilomètres carrés à peine. Que pouvaient rêver de mieux mon cœur et mon esprit affamés de différence et de nouveauté ?
Tu m’avais happée dans ta douce exaltation, je m’abandonnais aux nuits estudiantines, aux TD, à l’exubérance des comitards sauvages de Cureghem qui, la même nuit, me baptisèrent dans une baignoire remplie de sang et de viscères de vache, m’enduisirent de bleu de méthylène et m’envoyèrent dans une douche glacée me faire revigorer les sens par un des leurs et non des moindres !
Je tourbillonnais dans ta valse à mille temps, arpentant les rues de tes quartiers populaires à la merci de toutes tes fantaisies, entrant ici chez un bouquiniste, là dans une friperie. Je rejoignais mes amies pour un half-en-half au Fallstaff, on babelait avec les madameke sorties tout droit de la Revue aux Galeries, venues déguster une croûte aux framboises et s’encanailler avec des vieux peyes.
Nous étions jeunes, tes pavés nous appartenaient… Nous traînions dans les soirées avec la troupe cosmopolite des danseurs du plan K qui étalaient leurs corps noueux et sculpturaux sur les planchers nobles de maisons bourgeoises où vendeurs d’art et jazzmen se retrouvaient pêle-mêle aux petites heures de la nuit pour refaire le monde en sirotant des liqueurs ambrées, sur les mélopées mélancoliques d’un Chet Baker, d’une Billie Holiday.
Nous rentrions ivres d’intensité, de sommeil, d’alcool et traversions la grand place à l’aube, à cette heure unique et magnifique où les touristes la désertent. Le balayeur avait déjà fini son œuvre et cette splendeur architecturale du haut de ses siècles n’avait d’yeux que pour nous, gamines insouciantes, se gavant de l’ardeur de cette singulière cité.
Tu n’étais pas comme cette ville qu’on nomme lumière, à la beauté lisse et insolente, qui se donne, qui s’exhibe, maîtresse impudique. Toi tu t’abandonnais par à coups, suivant tes humeurs changeantes, femelle redoutable. Tu avais tes jours gris et détrempés, tes bâtiments ministériels suintaient la saleté, tes passants pressés se faisaient copieusement éclaboussés par des taxis enragés par la circulation ou par des bus, ces mastodontes imbus de leur utilité urbaine. Ces jours là, je paressais au lit, les yeux perdus dans la grisaille qui s’écrasait en gouttes pleines et tristes sur la lucarne au-dessus de mon lit.
Mais l’après-midi même, la météo belge dans une facétie m’offrait déjà une éclaircie. J’enfourchais alors ma bicyclette et partais à la conquête olfactive de tes grands espaces verts à grands coups de pédales, sur l’ancienne voie de chemin de fer ou le long du canal, petit serpent tranquille traversant la ville jusqu’aux campagnes flamandes avoisinantes. Je me régalais à la vue des anciennes fabriques … fonderies, brasseries. C’était bon d’errer à la rencontre de ton passé et des fantômes architecturaux de ta glorieuse industrie. Je rentrais à la tombée de la nuit, fourbue et m’arrêtais dans un bistrot quelconque près de Flagey, je me mêlais à la bonhomie des supporters de foot portugais, nous partagions des lomos ou des sardines grillées, et je bondissais à l’unisson, quand un des leurs marquait le goal fatidique.
Je t’ai parcourue, tel un grand livre de contes urbains, avec comme lampe de chevet ton éclatante lumière du nord. Tes ciels bardés de rouges criards et de gris profonds chevauchaient les boulevards de la petite ceinture, de longs rais striaient l’ensemble à grands traits jaune et or, un halo rosé répandait sa douceur poudrée tout en haut des palais, là où seuls les yeux des poètes, papillons de nuit, se déposent.
Les années ont passé et manèges, grande roue et smoutebollen de la foire du midi sont inlassablement revenus, nous reliant d’un été à l’autre à notre âme d’enfant. Les peyes et les meyes de tout poil se donnent toujours rendez-vous au bal national. Dans les cafés des Marolles, sur la place du Jeu de balle, ça boit des pintjes, ça dandine du croupion, ça mange des caricoles.
Aujourd’hui les crinolines ont fait place au slim, les laser ont remplacé les lampions et Bruxelles continue à faire la fête aux sons d’un maestro à l’envers. On laisse au vestiaire les chamailleries communautaires et le retard du RER, les bombes qui claquent dans le métro, les tunnels qui s’écroulent sous la culpabilité de nos dirigeants déresponsabilisés, les rues toujours plus embouteillées.
Je sors et je hume au quotidien ton parfum de scandaleuse. Je me mêle aux jeunes, aux vieux, aux gays, aux trans qui réinventent chaque année de nouvelles manières de vivre ensemble, de créer ensemble, d’insuffler de la beauté et de la légèreté dans la routine d’une grande cité. Tu me rends aérienne, je m’envole vers les citoyens de cette ville métissée, pour louer ton esprit décalé, ta jeunesse éternelle, ta folle élégance, tes pointes de vulgarité, ta charmante impertinence…
Alors, je danse … !
* j’ai écrit ce texte dans le cadre du concours « Bruxelles je t’aime », organisé par la Maison de la Francité en mai 2016.
Laurence Bastin
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